C’était ma voisine, elle part demain

Elle était ma voisine. Elle habitait la maison d’à côté. Elle avait été l’une des premières à nous avoir parlé quand nous sommes arrivés au Kansas. Un jour, mon fils avait envoyé son ballon dans son jardin. 10 minutes après, je les retrouvais, lui et ma fille dans ce jardin. Une amitié était née : ma fille était devenue amie avec Emma, une petite fille d’un an son aînée. Elles ne se sont plus quittées même si elles n’allaient pas dans la même école. Même si Emma n’allait plus à l’école tout court.

Leur histoire, je l’avais déjà racontée dans un article en 2013. (voir plus bas). En fait, en 2015, elles avaient déjà déménagé mais n’étaient pas parties très loin : les filles continuaient à se voir : certes moins souvent. Quand, nous avons annoncé que mon mari avait perdu son travail, la maman a tout de suite pensé à sa fille et à sa tristesse de nous voir partir éventuellement. Et puis finalement, nous restons, mais elles ont décidé de repartir : avec l’élection de Trump, elle a réalisé qu’elle avait besoin de se retrouver près de ses fils qui habitent dans le Maryland. Elle repart donc, a revendu sa maison et en a déjà racheté une près de Baltimore. Ces derniers temps, nous nous sommes beaucoup vues : Joan et moi. Je l’ai invitée à venir manger la galette puis les crêpes de la Chandeleur. Aujourd’hui, je suis allée lui dire au revoir et nous avons beaucoup parlé. Je crois qu’une amitié était aussi née entre elle et moi.

Vue sur le bout du jardin de ma voisine

La dernière fois, que je l’ai invitée à manger des crêpes en février dernier, elle a commencé à me parler de son enfance. En fait, c’est parti d’une réflexion qu’elle m’avait déjà faite plusieurs fois : elle déteste cuisinier et ne sait pas cuisiner. Alors, comme pour s’excuser, elle a commencé à me raconter.

Elle a grandi dans un village de 300 habitants, non loin de Wichita, Kansas (sud est du Kansas). Ses parents étaient venus habiter là car son père avait trouvé du travail dans les chantiers d’aviation de la ville (Boeing fabriquait alors des avions à Wichita). Elle avait 2 frères et une soeur.

campagne du Midwest
Quelque part dans le Midwest

Sa soeur est morte il y a deux ans des suites d’un diabète. Elle a attendu longtemps sa mort, la soeur a longtemps été donnée mourante de manière imminente mais elle avait réussi à arracher 2 ans aux prédictions des médecins. Un jour, elle a été retrouvée morte. Paix à son âme : elle avait déjà trop souffert. Elle habitait non loin d’ici.

Un des frères est pasteur, tout comme deux des fils de Joan.

Son autre frère est un vétéran du Viet-Nam. Il vit retiré dans un village du Kansas. Il habite dans sa cabane, avec ses 5 chiens. Quand il est venu s’installer dans son village, il y a 50 ans, il avait un truck rempli de graines de cannabis qui lui ont permis de commencer sa production personnelle. Depuis 50 ans, chaque jour, il mange son brownie de cannabis le matin, fume son joint l’après-midi et le reste du temps, cultive son lopin de plantes interdites. 50 ans de pétard apparemment, lui ont enlevé quelques neurones, quelques dents et en tout cas toutes ses émotions. Joan pense surtout qu’il a souffert de PTSD (Post traumatic stress disorder) sans que l’on nomme ce qu’il avait à l’époque. Récemment, il a trouvé un rat chez lui. Il l’a fait griller et l’a mangé.. c’était pas mauvais apparemment !

Avec ses 2 frères et sa soeur, Joan a vécu une enfance loin du monde jusqu’à ce qu’elle aille au college (université). En fait, c’est quand son frère est parti à Wichita, étudier, qu’elle a découvert une nouvelle vie. Il avait 18 ans, elle, 17 ans, il l’a invitée dans un restaurant. C’était la première fois qu’elle mettait les pieds dans un restaurant, c’était la première fois qu’elle mangeait de la salade. C’était aussi la première fois, qu’elle voyait une personne noire, c’était aussi la première fois qu’elle voyait un asiatique. Dans son village reculé du Kansas, il n’y avait rien qu’une église, une ferme avec ses silos de grains, son potager au fond du jardin. La première épicerie était à 30 miles de chez elle, alors autant vous dire que l’alimentation n’était pas très variée et qu’en fait de sa prime enfance à ses 18 ans, ses menus étaient restés immuables : des haricots du jardin, un hamburger une fois par semaine et tous les soirs avant de se coucher, un verre d’eau et une cup de sucre (30 g) dilué dans l’eau. Les tomates, la salade, les fruits, elle ne connaissait pas.

Elle est partie au college, a rencontré son mari. Il avait fait ses études à KU (Kansas University). Lui avait apparemment une grosse situation : il a même été l’un des présidents de Ernst and Young. Il s’est fait un jour dégager pour une sombre histoire. Un jour, elle en a eu marre de vivre dans ce milieu. Ils ont divorcés. Lui maintenant, fréquente les golfs de Floride ou de Aspen, en compagnie de sa charmante nouvelle femme qui rentre certainement bien mieux dans le moule.

Mais son histoire ne s’arrête pas là et je l’avais déjà consigné par écrit. La voici de nouveau :

Une tranche de vie américaine : ma voisine (article écrit en 2013)

Extrait de l’article de 2013 : “Ma voisine, Joan a la soixantaine, elle a les cheveux blonds et courts. Elle vit seule dans la maison d’à côté avec ses deux filles adoptives, ses deux chiens et ses deux chats. Elle a 4 autres enfants .. En tout, 6 enfants et un mari qui est parti il y a une dizaine d’années. Elle ne travaille pas …
De ses 4 premiers enfants, deux sont à elle : 2 garçons de son premier mariage, âgés d’une trentaine d’années, un autre a été adopté alors qu’il n’avait que quelques jours, il est portoricain d’origine, je crois. Ces 3 garçons vivent dans le Maryland, où ils ont habité plusieurs années, après avoir habité dans le sud de la Californie. Elle a aussi une fille adoptive d’origine coréenne : elle vit dans la commune d’à côté. Cette fille est compliquée, elle a elle-même deux petits enfants mais ne rend pas visite à sa mère très souvent, d’ailleurs Joan ne connaît pas le mari : elle ne comprend pas trop : elle m’a dit qu’elle pensait qu’ils faisaient peut-être parti d’une secte. Elle ne connaissait pas les petits enfants l’an dernier quand je l’ai connu. Elle a renoué peu après, mais récemment,  il y a eu de nouveau un clash alors elle ne la voit plus que très rarement. Joan a 6 petits enfants en tout (maintenant 8).
Joan suite à son divorce, il y a une dizaine d’année, s’est retrouvée seule et a décidé d’adopter de nouveau. Elle s’est tournée vers la Russie…. et est revenue lors d’un grand voyage avec deux petites russes, deux soeurs. Emma et Emilie : elles avaient 5 et 6 ans à l’époque : elle les a récupérées dans leur orphelinat  en Russie. Et au retour, elle a fait une halte à Paris, le temps de s’acclimater. Elles sont toutes blondinettes, toutes mignonnes et Emma est devenue la meilleure amie de ma petite puce. Le seul hic : Emilie est atteinte d’un fort handicap cérébral et restera toujours une enfant. Mais elle suit une scolarité, dans une école publique : c’est la politique du “NO CHILD LEFT BEHIND” de GW Bush : ces enfants suivent une scolarité dans une école “normale” et ont quelques heures par jour, des cours spéciaux pour les enfants “special needs”. 
Sa mère m’a dit, qu’elle ne fait plus de progrès, malgré tout cela. Emma, elle, est très dyslexique et a un très fort retard scolaire : pour l’aider, sa mère la garde 3 jours par semaine en “homeschooling”. Elle est pétillante d’intelligence.
Joan explique ces handicaps par l’alcoolisme de leur mère biologique durant la grossesse, puis tous les traumatismes de leur enfance. Un jour, Joan m’a dit qu’elle avait découvert que bébé, Emilie était restée dans un lit pendant ses 3 premières années de vie, sans aucun contact affectif. Elle n’avait jamais pu développer d’attachements et c’est aussi en partie pour cela qu’elle ne peut pas grandir. Ces deux petites filles ont arrêté leur croissance à l’âge de 10 ans. Joan se demande ce qui a bien pu se passer pour qu’elles s’arrêtent de grandir si tôt. Elle a toujours pensé qu’elles avaient subi des expérimentations médicamenteuses.
Elles ont toutes les trois une forte complicité, même si Emma est parfois énervée par sa petite soeur.
Avec ses deux filles, elle a quitté le Maryland, la vie y était trop chère, elle est allée s’installer en Oklahoma mais elle n’a pas résisté à la chaleur et à l’étroitesse d’esprit des gens. Elle est arrivée au Kansas du coup, car c’est son état de naissance et s’est présentée un jour aux propriétaires de la maison d’à côté : cela avait été sa maison une dizaine d’années auparavant : elle a proposé de leur racheter .. les personnes ont hésité, puis ont accepté : voilà comment elle a atterri là, à côté et elle y a emménagé un mois avant nous, en 2011. Elle a décidé de ne pas bouger tant que nous sommes là : parce-qu’elle m’a dit plusieurs fois, qu’elle était si heureuse que sa fille ait trouvé une petite copine … ces deux-là sont toujours ensemble et ne se quittent plus …” {Actualisation : Les deux chiens sont morts et ont été remplacés. Un chat est mort et en 2015, elles avaient changé de maison}.
Voilà, elles repartent dans le Maryland au bout de toutes ces années. Tranches de vie. Amitiés que l’on ne peut voir que dans un autre pays. Pour moi, c’est un peu une page du Kansas qui se tourne. Elles prennent la route avec les 2 chiens et le chat. Nous nous sommes promis de nous revoir : il y a un vol direct, Kansas City – Baltimore !
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6 Comments

  1. says: Ophélie G.

    Ton article m’a beaucoup touchée. Je trouve ça formidable de découvrir la vie de personnes que l’on ne verra jamais de notre vie. J’espère que ta fill3 ne sera pas trop affectée par l’éloignement de son amie – et toi non plus ! xx

  2. says: Poppy

    Quelle vie, je suis d’accord avec un des commentaires précédent, ça ferait un roman tellement poignant. C’est toujours terrible de voir un ami s’en aller, mais même si l’ami s’en va, reste toujours l’amitié partagée faite de souvenirs passé et d’autres à construire !

  3. says: Vincent

    Je pense que c’est le genre de personnes qu’on ne peut rencontrer que lors d’une expatriation (ou à la rigueur d’un voyage). C’est tellement différent de ce que l’on rencontre par ici.
    La vie de ta voisine m’a semblé tellement triste car elle a grandi loin de tout : pas de ‘bonne’ nourriture (je défie quiconque de manger ce qu’elle a eu jusqu’à ces 18 ans), presque aucun loisir je suppose, presque aucune relations non plus, … Mais d’un autre côté si elle n’a connu que cela …

    J’aurais juste une question : en l’absence de chômage, aide, … de quoi vit-elle ? Comment peut-elle payer sa maison ?

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